10

 

Sweeney n’aurait su dire si Richard la croyait ou non, et sur le moment, cela lui importa peu. Elle se sentait comme libérée d’un fardeau. Le milliardaire ne la quittait pas des yeux.

Elle se souciait vivement de l’opinion de cet homme. Trois jours plus tôt, elle ne se serait pas crue capable d’un tel désir, d’un tel sentiment. La jeune femme se demandait comment elle avait pu s’attacher aussi vite à lui.

— Je ne sais pas pourquoi je t’ai raconté cela, marmonna-t-elle.

Richard ne réagit pas tout de suite. Il jouait avec les cheveux de Sweeney.

— Comment peux-tu affirmer qu’il s’agit de revenants ? finit-il par demander.

— Parce qu’ils sont morts ! s’exclama-t-elle, irritée. Quand tu vas à l’enterrement d’une personne, puis que tu la vois sur le parking du supermarché, un mois plus tard, tu te poses des questions !

— Oui, ce doit être un don, déclara-t-il tout en réprimant un sourire.

Sweeney se demanda ce qui l’amusait ainsi. Richard semblait souvent se retenir de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Toi. Tu t’évertues à ériger des défenses autour de toi alors que j’ai déjà pénétré dans ton intimité !

— Nous avions décidé de ne pas avoir de relation !

— Nous n’avons pas formulé les choses en ces termes, protesta-t-il. Nous avions décidé de ne pas avoir de rapports sexuels. Or nous avons respecté cet interdit, et je t’avoue que j’ai eu de la peine à ne pas succombe.

Moi aussi, pensa-t-elle. Richard restait penché sur elle, torse nu. Sweeney mourait d’envie de caresser ces pectoraux, de sentir son cœur battre sous la paume de sa main, d’engranger sa chaleur en vue des heures où il serait loin d’elle.

— J’aimerais en savoir plus sur tes fantômes.

Au point où elle en était, pourquoi ne pas tout lui dire ?

— La première fois, c’était à Clayton, il y a un an. Un petit garçon du nom de Sam Beresford venait de mourir d’une leucémie. Un mois après son décès, je l’ai vu dans un parking. Il essayait d’attirer l’attention de sa maman.

— C’est triste.

Sweeney acquiesça.

— Après cela, j’ai vu des fantômes tous les jours. Mais Clayton est une petite ville et je connaissais la plupart de ces revenants. Ils me faisaient des signes de la main, et je me surprenais à leur répondre. Les gens ont commencé à me lancer de drôles de regards. J’ai préféré partir. À New York, les fantômes sont moins bavards.

Richard se retint de rire.

— La vie doit effectivement être plus difficile dans une petite ville, murmura-t-il.

— Tu ne me crois pas, soupira Sweeney. Je n’y croirais pas non plus, si ce n’était pas à moi que cela arrivait !

— Je n’ai pas dit cela.

Il lui caressa la joue.

— Je n’ai aucun préjugé au sujet des fantômes. Parle-moi d’eux.

Sweeney haussa les épaules.

— Ils sont translucides et bidimensionnels. Leur voix est toute frêle. Ils savent que je suis capable de les voir. Je ne sais pas pourquoi, mais ils le sentent.

— Tu as vu le fantôme du marchand de hot-dogs ? C’est comme ça que tu as su qu’il était mort ?

— Il m’a rattrapée dans la rue. Il m’a priée d’envoyer à ses fils un portrait que j’avais fait de lui. Mais il ne pouvait pas savoir que je l’avais dessiné ! Cette esquisse datait du soir de sa mort. Je n’ai jamais eu le loisir de la lui montrer…

— As-tu expédié le dessin à ses enfants ?

Elle hocha la tête.

— Hier, oui.

— Tu as toujours le tableau ?

— Bien sûr, pourquoi ?

— J’aimerais le voir, Sweeney. Simple curiosité.

Elle se redressa puis, se souvenant qu’elle était presque nue, se rallongea. Elle avait passé des heures délicieuses dans les bras de Richard. Sans doute aurait-elle dû se lever nonchalamment et s’habiller devant lui. Sa pudeur l’emporta toutefois.

— Tourne la tête, dit-elle.

— Oh.

Son compagnon s’assit sur le canapé, mais il continua de la couver des yeux. La jeune femme préférait ne pas déchiffrer ce regard. Elle ne savait pas ce dont elle avait le plus peur : que Richard attende trop d’elle – ou trop peu.

L’homme d’affaires caressa le visage de Sweeney du bout des doigts. Les amants s’observèrent en silence pendant un long moment.

— Je hâte les choses pour le divorce, déclara-t-il finalement.

Il aurait ainsi la liberté d’être avec elle ! Cet aveu était révélateur. Richard voulait qu’elle fit partie de sa vie, il déplaçait des montagnes pour l’avoir. Une telle détermination était à la fois exaltante et inquiétante.

Sweeney, qui pourtant aimait la solitude, n’aspirait plus à présent qu’à former un couple avec lui. Elle avait découvert qu’elle ne se suffisait plus à elle-même. Or en l’espace d’une semaine, cet homme avait accouru chaque fois qu’elle avait eu besoin de lui.

— Habille-toi, dit-il tendrement.

Il se leva et lui tourna le dos pendant qu’elle enfilait son sweat-shirt et son jean.

— Par ici, lui lança-t-elle en l’invitant à la suivre.

Elle avait transformé la plus grande chambre de l’appartement en atelier. Comme elle sortait le tableau macabre du placard dans lequel elle l’avait remisé, Richard fit le tour des lieux. Il s’arrêta devant une toile représentant un enfant. Sweeney sentit son cœur cogner dans sa poitrine. L’opinion de cet homme lui importait infiniment.

— Tu n’as plus le même style, remarqua-t-il.

Un paysage aux couleurs vives, qu’elle avait placé debout contre un mur, retint son attention. Il s’accroupit devant le tableau.

— J’ignorais que tu connaissais mon travail, s’étonna-t-elle.

Elle admira le dos nu et musclé de Richard. Il aurait dû remettre sa chemise – au moins par égard pour la tranquillité d’esprit de Sweeney.

— Je suis l’évolution de ta peinture depuis le début. Candra m’a présenté de nombreux artistes, mais je ne me suis intéressé qu’à ceux que j’aimais.

Cela pouvait s’interpréter de deux manières.

— Professionnellement ou personnellement ? s’enquit Sweeney, aux aguets.

— Dans ton cas, les deux ! répondit Richard en lui jetant un regard malicieux.

Il reporta ensuite son attention sur le tableau. Du bout de l’index, il suivit le cours sinueux d’une rivière. Sweeney avait réussi à représenter l’eau vive avec un réalisme étonnant : on sentait l’énergie de cet élément en mouvement et on distinguait le scintillement fugace de la lumière à sa surface. Elle peignait le Saint-Laurent depuis des années. Et ne s’en était jamais lassée : le fleuve n’en finissait pas de lui dévoiler de nouveaux visages.

— Comment as-tu réussi cela ? murmura Richard. Le paysage paraît tridimensionnel. Et les couleurs…

Il se tut et se dirigea vers une autre toile : un coucher de soleil sur Manhattan. Les gratte-ciel sombres se découpaient sur un ciel flamboyant. Le rose orangé des nuées, qui avait demandé deux jours de travail à l’artiste, était somptueux.

Richard n’émettait plus aucun commentaire.

— Eh bien ? s’impatienta-t-elle.

Il se tourna pour lui faire face et vit son inquiétude.

— Tu as toujours eu du talent, Sweeney, déclara-t-il. Mais là, tu es passée au stade supérieur.

À ces mots, elle se détendit.

— Je n’arrive plus à peindre comme avant, avoua-t-elle. J’ai changé de style il y a un an, suite à tous ces bouleversements. Quand je regarde ce que je fais maintenant, j’ai l’impression de contempler les œuvres d’une étrangère !

— Tu as changé, Sweeney. C’est pour ça que ta peinture a évolué. Je me réjouis de cette métamorphose.

Elle lui lança un regard interrogateur.

— Pourquoi ?

— Parce qu’avant tu ne me voyais pas. Tandis que maintenant, j’existe à tes yeux.

Il avait raison. Jusqu’à présent, elle l’avait plus ou moins regardé comme un être asexué – lui et tous les hommes en général – afin de se garder des complications liées à l’amour. Cette phase de sa vie était bel et bien révolue. Sweeney ne serait plus jamais insensible au charme de Richard, ni à cette folle virilité qui émanait de lui.

— Et toi, tu me voyais ? Auparavant, je veux dire. Nous nous sommes rencontrés… combien de fois, trois fois ?

— Quatre, rectifia-t-il. Oui, je te voyais.

Il sourit.

— J’ai toujours eu vivement conscience de ta féminité, Sweeney.

Sentant ses mamelons durcir sous le regard de son compagnon, elle évita de baisser les yeux sur son sweat-shirt, afin de ne pas attirer l’attention de Richard sur ses seins.

— Tu es excitée ou tu as froid ? demanda-t-il.

Peine perdue. Cette manifestation de son désir ne lui avait pas échappé.

Sweeney s’éclaircit la voix.

— Je suis excitée, j’imagine, puisque que tu m’as déjà réchauffée.

Le milliardaire éclata de rire. Sweeney avait encore beaucoup à apprendre sur les subtilités de l’amour et du flirt, mais elle se plaisait à être un objet de concupiscence. Dominant son trouble, elle se dirigea vers un placard. Elle en sortit le tableau et le montra à Richard.

— Tu sais ce qui est arrivé à cet homme ? demanda-t-il.

— Non. Son fantôme m’a paru vaillant. Mais ils ont tous l’air vaillant.

Des fantômes en pleine forme, songea Sweeney. Ridicule !

— Comment s’appelait-il ? s’enquit Richard.

— Stokes. Je ne connais pas son prénom, mais il a deux fils : David et Jacob Stokes. Ils sont avocats.

— Je pense que je vais me renseigner à ce sujet, si tu n’y vois pas d’inconvénient.

— Quel sujet ?

Sweeney se tourna vers lui, intriguée.

— La façon dont ce monsieur a trouvé la mort.

Richard se frottait la mâchoire, perplexe.

— Peut-être était-ce un accident, suggéra-t-il.

— À cause du sang ? s’exclama Sweeney. Je ne saurais dire si cette peinture est réaliste. Il se peut qu’il soit tombé dans un escalier.

— Je vérifierai, répéta Richard.

Il retourna dans le salon et entreprit alors de se rhabiller, au grand regret de Sweeney. Lorsqu’il remonta sa braguette après avoir glissé sa chemise dans son pantalon, Sweeney ne put s’empêcher de rougir.

— J’ai un rendez-vous que je ne peux pas remettre, expliqua-t-il. Prends un crayon et un papier. Je vais te donner mon numéro personnel.

Elle saisit un carnet et un stylo qui se trouvaient près du téléphone.

— Je t’écoute.

Richard lui dicta le numéro.

— N’attends pas d’être paralysée par le froid pour m’appeler. Appelle-moi dès les premiers frissons.

— Cela risque d’arriver souvent. Je ne vais pas te déranger chaque fois que je grelotte !

— Bien sûr que si, Sweeney. Il ne s’agit pas seulement de frilosité. C’est bien plus sérieux que cela, et tu le sais. Écoute, je serai plus tranquille si tu m’appelles chaque matin à ton réveil. D’accord ?

Richard prit son visage entre ses mains et se pencha pour l’embrasser. Un baiser doux, léger. Sweeney se retint de l’étreindre. Il n’était pas encore parti qu’il lui manquait déjà.

Il se retourna avant de sortir.

— La galerie détient les droits exclusifs sur tes tableaux ? demanda-t-il.

— Oui, excepté sur les portraits.

Richard hocha la tête, pensif.

— Je veux le paysage avec le torrent, dit-il. Emmène-le à la galerie pour le faire encadrer. Je ferai en sorte qu’un ami l’achète. Ainsi, Candra ne le vendra pas à quelqu’un d’autre pour m’empêcher de l’avoir.

Et ainsi, Candra ne saurait rien de leur liaison, pensa Sweeney. Elle se trouvait désormais dans une situation délicate – et s’exposait peut-être à des représailles. Il n’était pas certain que les choses s’arrangent quand le divorce serait prononcé. Elle se promit de rompre l’accord passé avec Candra et de chercher une autre galerie qui accepterait de la représenter.

— Je t’appellerai, promit Richard.

Il hésita un instant, puis se tourna vers elle. Sweeney devina qu’il avait envie de l’embrasser. Il réprima toutefois ce désir et sortit. La jeune artiste en éprouva un certain regret : l’homme était raisonnable, mais les décisions sages sont parfois frustrantes. Cependant, elle lui savait gré de se dominer. En effet, s’ils devaient de nouveau revivre un tel corps à corps, elle n’aurait plus la force de résister.

Richard sortit de l’immeuble, l’air préoccupé. Deux secondes plus tard, la Mercedes s’arrêtait au bord du trottoir.

— Une minute, Edward. Il faut que je passe un coup de fil.

Le milliardaire demanda le numéro de David Stokes aux renseignements et demanda à être mis en relation avec lui.

Un jeune homme répondit au bout de la deuxième sonnerie.

— Mr Stokes est absent, déclara-t-il, quand Richard se fut enquis de celui-ci. Il y a eu un décès dans la famille. Maître Stokes ne reviendra que dans une semaine.

— J’aurais besoin de le joindre, à propos de la mort de son père, expliqua Richard, misant sur le fait que Sweeney avait vu juste.

Il tenait à ce que la théorie de son amie fût confirmée – ou démentie. Il se passait quelque chose de grave, responsable de l’hypothermie dont souffrait son amie, et il était bien décidé à élucider ce mystère.

— Vous êtes de la police ?

— J’enquête sur la mort de Mr Stokes, déclara-t-il.

— Ce drame nous a tous secoués. Vous avez une piste ?

— Je ne suis pas autorisé à vous répondre. Donnez-moi le numéro personnel de David Stokes, je vous prie.

Richard griffonna les coordonnées de l’avocat dans son carnet. Edward l’observait dans le rétroviseur. Leurs regards se croisèrent. Le chauffeur se montrait généralement d’une grande impassibilité, mais la tournure prise par les événements aiguisait sa curiosité.

Richard appela aussitôt David Stokes. Un enfant décrocha et cria « Papa ! » quand il demanda à parler à Mr Stokes.

— Allô ?

— Monsieur Stokes, je m’appelle Richard Worth. Je suis navré de vous importuner en un tel moment, mais j’aimerais vous poser quelques questions à propos de votre père.

— Mon père a été assassiné, monsieur, déclara David Stokes.

Les couleurs du crime
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